House of Leaves : C’est quoi un livre ?

Quel rapport une œuvre entretient elle avec son support ?

Introduction

House of Leaves est une œuvre fascinante, un texte unique. Il use de toutes les techniques possibles pour perdre le lecteur dans des dédales de complexité. “This is not for you”, c’est par ces quelques mots que commence House of Leaves, comme un avertissement à ne pas vous laisser happer.

Voyons ensemble ce qui fait de ce livre un objet d’étude si particulier. Comment nous retourne-t-il le cerveau ?


C’est quoi House of Leaves ?

House of Leaves est un roman écrit par Mark Danielewski et publié en 2000. Personnellement, je possède la dernière édition sortie chez Pantheon, en anglais. L’édition et la langue peuvent paraître anodins. Mais si vous connaissez déjà ce livre, vous savez qu’il n’en est rien, sinon vous ne tarderez pas à le comprendre. Que nous raconte cette ouvrage ?

House of Leaves commence sur le témoignage de Johnny Truant, minable employé chez un tatoueur, qui se retrouve à visiter, avec son ami Lude, l’appartement de Zampano. Ce dernier était un vieil aveugle, voisin de Lude. Dans cet appartement, Johnny trouve un manuscrit semblant être une analyse du film The Navidson Record. Le problème, c’est que ce film n’existe pas. House of Leaves prend la forme du manuscrit de Zampano, analysant l’histoire et la mise en scène du film fictif The Navidson Record, annoté afin d’apporter des références, sources et précisions. En note de bas de page, on retrouve les remarques de Johnny, qui sont des digressions sur sa propre vie et l’impact du manuscrit sur lui.

Ainsi, nous suivons l’histoire de Johnny, qui lit, comme nous, le manuscrit de Zampano, nous comptant l’histoire du film fictif The Navidson Record, où l’on voit Navidson et sa famille qui emménagent dans l’étrange Maison des Feuilles. 

Nous avons donc trois principaux niveaux d’histoires imbriqués, car oui il y en aussi des secondaires que je vous épargne. C’est la première technique que le livre utilise pour créer de la confusion chez le lecteur, différentes histoires intriquées les unes dans les autres. Rien de bien neuf me direz vous, mais là où House of Leaves change, c’est qu’il imbrique aussi ses différents récits dans la forme.


C’est quoi un bon roman ?

House of Leaves est un texte au fond complexe, aux multiples points de vue et histoires qui s’enchevêtrent. Mais il ne se contente pas d’être complexe que sur le fond, il l’est aussi sur la forme, et c’est là qu’il est particulièrement intéressant.

Il existe mille et une façon de raconter divers niveaux de narration. Le moyen le plus simple est de les mettre les uns à la suite des autres via un système de chapitres, chacun apportant sa pierre à l’édifice global. On peut aussi tenter de raconter chaque récit en parallèle les uns des autres avec un narrateur omniscient qui sait/voit tout. Cette technique permet, au sein d’un des récits, de pouvoir faire référence aux autres, de par l’omniscience du narrateur.

House of Leaves choisit une autre voie : tout raconter en même temps, au travers des textes et styles de divers personnages. Conter ainsi l’histoire au travers de textes écrits par les protagonistes peut rappeler la forme du roman épistolaire, à l’instar des Lettres Persanes de Montesquieu ou du Dracula de Bram Stoker. La différence principale entre le sujet de cet article et les œuvres précédemment citées réside dans la temporalité des événements narrés, ainsi que dans les interactions entre les différents récits. En effet, dans les romans épistolaires, les textes ne réagissent pas toujours directement aux autres.

Dans House of Leaves, les trois niveaux de récit principaux sont des réactions des uns par rapport aux autres. Zampano analyse et commente les événements du Navidson Records alors que Johnny commente, lors de sa lecture, le texte du Zampano. Aussi, ces histoires n’appartiennent pas (en tout cas à première vue) à la même réalité. The Navidson Record est un film qui semble documentaire, mais il pourrait aussi s’agir d’une fiction, avec sa propre diégèse. Tout comme l’analyse de Zampano, qui peut avoir l’air d’une vraie étude sur un objet culturel, mais qui devient elle aussi une fiction dès lors qu’on apprend que l’objet de l’analyse n’existe pas. Enfin, il y a l’histoire de Johnny, qui est notre point d’entrée en tant que lecteur.

Avoir différentes fictions enchevêtrées, chacune ayant son univers et ses règles, est plutôt inhabituel. Dans les romans épistolaires, même si les auteurs et les sources des textes divergent, une seule diégèse est partagée. Même dans une œuvre comme l’Illusion Comique de Corneille, où deux niveaux d’histoires cohabitent, ces derniers se situent dans la même réalité. 

En plus de différences sur le fond, les trois niveaux d’histoires diffèrent aussi sur la forme. En effet, le style, vocabulaire et niveau de langue de chaque personnage doivent être parfaitement maîtrisés, et ce afin que l’on puisse deviner, sans difficulté, dans quelle strate du récit nous nous situons à la simple lecture d’une phrase. C’est là que réside le tour de force stylistique de Danielewski. Il a réussi à insuffler une identité littéraire distincte à chacune des couches de son récit. C’est aussi pour cela qu’avoir le texte en langue original est un plus, car une mauvaise traduction pourrait tout simplement détruire les efforts de l’auteur qui cherchait à employer un langage précis.

Finalement, la spécificité littéraire de House of Leaves réside là, dans ses différents récits enchevêtrés, chacun étant le commentaire d’un autre, tous ayant leur propre temporalité, diégèse et style.

Et c’est tout.

Alors, si vous avez lu ce roman, vous devez vous dire que je n’ai pas parlé de ce qui fait vraiment de House of Leaves un livre particulier. Ces fameuses excentricités de mise en page, qui ajoutent à l’aura de mystère et font de la lecture une épreuve. Alors oui, c’est important. Mais j’ai choisi de parler dans ce chapitre de ce qui fait de House of Leaves un bon roman, une bonne œuvre littéraire, pas un bon livre. Je me suis attardé ici sur le texte, pas sur comment ce dernier était rendu sur les pages.

Il est important de conserver une distinction entre le contenu et le contenant, entre le vinyle et la musique, le Blu-ray et le film, ou encore le livre et le texte. J’ai passé ce chapitre à expliquer pourquoi House of Leaves est selon moi une bonne œuvre littéraire, en me basant uniquement sur le texte, le contenu. 

Nous allons maintenant voir ce qui fait de House of Leaves un objet si particulier. Ce qui fait que Mark Danielewski n’a pas seulement conçu un bon texte, qu’il est allé plus loin que cela, il a conçu un bon livre.


C’est quoi un bon livre ?

Comme nous venons de le voir, House of Leaves est un roman très travaillé. Mais la vraie spécificité de l'œuvre réside dans l’utilisation qu’elle fait de son support.


En effet, la mise en page du texte est extrêmement travaillée. Nous avons des mots écrits à la verticale, des encarts de textes dans des textes, des changements abrupts de police de caractères … Tout cela est ici pour servir le récit. Par exemple, les différentes polices de caractères permettent rapidement de savoir rapidement dans quelle strate du récit nous nous situons. Une autre excentricité qui peut paraître anodine, c’est le mot “maison” qui est toujours en bleu. Si cela parait simplement inutile au départ, ce mot en bleu va pourtant rester ancré dans votre crâne à force de le voir. Plus jamais, vous ne verrez le mot “maison” de la même manière après lu ce livre. 

(désolé pour la qualité des photos, c’est du fait maison)

Mais les vraies mises en page qui ont marqué tous les lecteurs, ce sont celles qui illustrent des éléments de l’histoire visuellement.

Par exemple, afin de représenter une corde, il va mettre le mot “corde” à la verticale à la page 293. De plus le texte est à l’envers pour montrer la désorientation des personnages, aussi magnifiquement démontré à la page 287, où le mot “top ?” est écrit en haut de la page, mais à l’envers.

Aussi, de la page 307 à 312, afin de signifier un écran blanc dans le film “Navidson Records”, les pages sont quasiment blanches avec un minimum de mots sur chacune.

Dernier exemple pour la route, à la page 432, alors que tout disparaît et que seules les ténèbres demeurent en face de Navidson, les mots se dispersent sur la page, comme pour matérialiser la disparition des murs et des portes.

Des exemples comme ça, le livre en est rempli. Il y en a partout, et certains sont beaucoup, BEAUCOUP plus perchés. Des textes encastrés les uns dans les autres, des notes de musique, des textes inclinés…


Mais au delà de l’effet de style, à quoi cela sert-il ? Je pense qu’il s’agit avant tout d’une appropriation intelligente du support, afin d’immerger le spectateur un peu plus dans la diégèse de l’oeuvre. 

En effet, en art, le lien entre celui qui émet (l’artiste) et celui qui reçoit (le spectateur) est le support de diffusion. Ce dernier n’est pas forcément dissocié de l’oeuvre elle-même. Par exemple, si vous allez voir l’original d’un tableau dans un musée, il n’y a pas de différence entre l’oeuvre créée par l’artiste et le support qui vous permet d’y accéder (sauf éventuelles restaurations dans le cas d’un tableau).

Ce n’est typiquement pas le cas des médias de masses, qui pour des raisons de distributions à un grand nombre de personnes, passent par des copies. Le problème, c’est que ces copies peuvent, volontairement ou non, être porteuse de certaines modifications par rapport à la vision originale de l’artiste. Si on prend l’exemple des livres par exemple, il peut y avoir des différences entre le manuscrit d’un auteur et le texte qui sera imprimé sur les pages des livres vendus au public. Ces différences seront nées de la volonté de celui qui maîtrise le support de diffusion : l’éditeur.

C’est exactement la même chose au cinéma ou en musique. Ainsi, si vous avez vu Matrix en Dvd ou Blu-ray, et bien vous n’avez pas vu le même Matrix, les deux supports ayant des différences d’étalonnage flagrantes. Je n’aborde ici que les différences artistiques, mais on pourrait aussi parler des différences techniques. Le support peut, entre autres, jouer sur la résolution de l’image ou encore la colorimétrie de cette dernière. Matrix en est encore une fois un bon exemple. 


Le cas de House of Leaves est ici un peu particulier, car l’auteur s’est approprié totalement le support, normalement réservé à l’éditeur, il a pris le pouvoir sur l’entièreté de son oeuvre : le contenu et le contenant. Mais Danielewski n’est ni le premier, ni le dernier à avoir eu cette démarche.

On pourrait aussi citer Joe Dante, fantastique réalisateur des deux Gremlins. Dans le second film de ce diptyque, le réalisateur a intégré un entracte qui varie selon le support. Ainsi, vous aurez une scène différente si vous êtes au cinéma ou chez vous.

Dans les salles obscures, vous aurez droit à Hulk Hogan, célèbre catcheur, engueulant les Gremlins en train de saboter votre projection.

Chez vous en revanche, vous pourrez assister aux Gremlins qui piratent votre film pour s’insérer dans des scènes de long-métrages de John Wayne.

Joe Dante, au travers de ces deux entractes, nous intègre dans le film, ou plutôt intègre le film, et surtout les Gremlins, dans notre réalité, renfonçant l’investissement du spectateur.


On peut aussi aborder le cas de Metal Gear Solid d’Hideo Kojima, un jeu vidéo d’infiltration de 1998. Dans ce dernier, il y a 2 moments où le support est utilisé pour nous immerger, en tant que joueur, dans le récit.

La première fois, nous devons trouver un code au dos d’une boîte de CD. En tant que joueur assidu, on retourne chaque centimètre carré de l’aire de jeu, en vain. Car la boîte n’est pas dans le jeu, c’est celle que vous avez achetée au magasin et qui contient les CDs du jeu.

La seconde fois, c’est lors d’un combat de boss. Ce dernier, grâce à ces pouvoirs psychiques, a déjà pu lire votre carte mémoire et la commenter, ce qui est troublant. Mais surtout, il est capable de contrôler votre port manette. Ainsi, tant que vous restez avec votre manette branchée sur le port 1, vous ne pouvez pas le toucher, vous devez mettre votre manette sur un autre port.


Si vous avez suivi vos cours de français de lycée, vous ne pouvez penser, à la lecture des deux paragraphes qui précèdent, qu’au 4ème mur. Et vous avez raison. Utiliser le support  au sein de l’oeuvre n’est pas qu’une manière de briser le 4ème mur, c’est la plus belle des manières. Détruire ce mur qui sépare métaphoriquement la diégèse et le spectateur, simplement pour s’adresser directement au lecteur, à la manière d’un Deadpool, c’est une démarche assez pauvre.

En revanche, jouer avec le support de diffusion, faisant office de 4ème mur, est beaucoup plus intéressant, car cela immerge pleinement le spectateur dans l’univers de l’œuvre, le fait réellement entrer en résonance avec les personnages. 

Tout cela, c’est ce qui fait de House of Leaves, au delà d’un excellent roman, un bon livre.


L’oeuvre de Mark Danielewski me paraissait intéressante pour aborder la question du support artistique et de son importance. A mon goût, trop peu d’auteurs ont aujourd’hui pris la peine de penser le support en adéquation avec l’oeuvre.

Vous pouvez aujourd’hui lire n’importe quel roman sur n’importe quel support : papier, téléphone, liseuse… Ce n’est pas le cas de House of Leaves, que vous ne pouvez lire que sur papier si vous ne voulez pas que votre lecture se transforme en cauchemar. Cela résulte du travail phénoménal de l’auteur pour coller à son support, pour en faire une partie intégrante de son oeuvre. 

Alors lisez ce livre, et s’il vous rebute aux premiers abords, persévérez, vous ne serez pas déçu, même si “This is not for you”. 

Conclusion